Chanceux et Grisou

Du plus loin que je me souvienne, il y a deux jeunes garçons. La plupart du temps, ils sont gentils avec moi. Bien que turbulents. De plus en plus turbulents, il me semble. Maintenant, il y a un troisième garçonnet, plus petit et chauve. Il me montre son amour en essayant de m’étrangler et en me tirant la queue, je n’aime pas ça.

La vie est chaude entre les  journées qui se ressemblent, dans la maison. Mon rêve est de sortir un jour. Pour passer le temps, je fantasme sur l’idée de franchir la porte afin de contempler l’immensité, l’inconnu, la liberté.

Quand ils disent Grisou et que j’accoure, j’ai droit à du lait. Mais souvent, je me trouve dégoûté de ce petit manège et je fais comme si je n’avais rien entendu. Il m’arrive aussi d’oublier que c’est mon nom, ou de ne pas du tout m’intéresser à eux. Quand un des garçonnets m’agrippe gauchement et qu’un autre me retient pendant que le troisième m’attache un ruban sur la tête, je suis humilié.

Comme si ce n’était pas assez de moi et des trois garçons, la famille s’est dotée d’un aquarium. Dedans, il y a quelques créatures. Leur peau est gélatineuse et transparente. Ils ne sont pas particulièrement appétissants, mais leurs déplacements sont divertissants.

Ces organismes vivent dans l’eau. Je suis fasciné. Je peux les regarder des heures durant. Des jours. Des années, à les regarder mourir et réapparaitre ; changer de forme, de couleur, de nom.

Le soir, pour s’endormir, le cadet s’installe devant l’aquarium. Il repère un poisson en particulier, le sien. Ses nageoires ne forment aucun voile. Il n’est pas particulièrement ornementé. Et pourtant, le petit s’assied là chaque soir à fixer cette tache qui nage. Maintenant ornée de cheveux blonds, parce qu'il a grandi, sa tête dodeline et s’anime en alternance. Dans la pénombre, hypnotisé par la lumière bleutée réfléchie  sur son pâle visage, bercé par le mouvement lent des poissons et par le doux glougloutement de l’eau, l’enfant sombre dans un sommeil sans apnée.

Je saute sur le couvercle et j’urine dans l’eau. Par jalousie ou par envie, un mélange des deux. Tous les poissons se sont mis à flotter, inanimés. La cause : trop forte concentration d’ammoniac dans l’aquarium. Personne ne me soupçonne.

Seul le poisson rouge de l’enfant a survécu. Le petit l’a baptisé Chanceux. Je crois qu’il y a un lien. Ce serait logique.

Ça me surprend, que tous les autres poissons soient morts aussi facilement. Moi qui leur prêtait des dons surnaturels, je prends conscience de la fragilité de ces créatures. Maintenant, ils me dégoûtent tous, sans exception, et je conspue l’intérêt que leur porte le garçonnet. Sauf pour Chanceux, qui me fascine littéralement. Serait-il différent?

Moi aussi, je me suis mis à le suivre des yeux. J’en fais une fixation.

Il vit sous l’eau, alors on ne peut pas communiquer. Je le regarde. Souvent avec hostilité. C’est par principe, car je déteste sa race viscéralement. Je lui communique des choses en bougeant ma queue et en m’approchant de la vitre pour le narguer. Et pourtant, il a tout mon respect depuis qu’il a survécu à mon attaque sournoise. Je lui montre très mal mon appréciation.

Sans crier gare, un jour, il prend son élan en traçant des cercles rapides et il saute par l’ouverture du couvercle. Il réussit du premier coup, le voilà qui plonge en chute libre, à l’air libre, 100% libre, et crack! Il s’écrase au sol sourdement. Le petit bout de chair se contorsionne car il ne peut plus respirer, ni nager, il rencontre l’enfer de la pesanteur. Il va mourir, mais c’est le meilleur moment de sa vie.

Quand soudain, une petite main le saisit et le lance dans l’aquarium. Stupeur : il peut à nouveau respirer et nager. Semble-t-il qu’il vit ! Ses vertèbres et ses branchies hurlent, brûlent. Après une seconde ou deux de paralysie, il remue. Complètement secoué. Dès lors, son objectif sera de renouveler cette expérience extrême. Coûte que coûte.

Chanceux se lance souvent en dehors de son aquarium. Chaque fois, les gamins arrivent sur l’entrefaite et le remettent à l’eau. D’une occasion à l’autre, les secondes s’allongent, les enfants sont moins délicats, il est échappé par terre deux fois, trois fois, avant d’être replongé dans l’eau. Et pourtant, chaque fois, il ressuscite.

À mon avis, ce n’est pas normal qu’un poisson rouge soit invincible de la sorte. Il fait ça pour me narguer. Pour me rappeler que ma vie de chat, eh bien, je n’aurai jamais le courage de la mettre en jeu. Ni l’occasion d’ailleurs. À moins que…

…À moins que je puisse sortir de la maison. Ces murs sont ma cage de verre. Qu’arrivera-t-il si je mets la patte à l’extérieur ?

L’ainé m’ouvre la porte d’entrée et m’indique l’extérieur. Ce n’est jamais arrivé auparavant. Au contraire : mes sempiternelles tentatives d’évasion ont toutes échouées. C’est louche.

J’approche avec une lenteur insupportable, goûtant chaque milliseconde de cet évènement sensationnel. Les jeunes garçons s’impatientent et répètent : « Dehors Grisou, Vas-y, Vas dehors, Sort Grisou, Sort! ». Le plus vieux tiens la porte, l’autre regarde, et le plus petit me pousse à l’extérieur.

Stupéfait par le froid glacial, les coussinets brûlés par la glace, blancheur aveuglante : est-ce ça, l’enfer ? Mais eux, ils entrent et ils sortent. Tellement d’interrogations en même temps, et ce chatouillis : un frisson ! Je m’apprête à mourir, et à revivre, comme le poisson. Ils me repêcheront et je retrouverai le confort douillet du bercail. Les flocons fondent sur mon museau, se posent dans mes yeux, le vent souffle sur ma fourrure et me décoiffe. Je prends mon courage à quatre pattes et j’avance. Avec une telle prudence, que les trois frères perdent patience. L’un d’entre eux me pousse dans le banc de neige. Le plus petit se met à pleurer.

Je patauge dans la neige en me demandant si la morsure que ressent Chanceux lorsqu’il est hors de l’eau est pareille à celle que je ressent sous mes pattes. Je lève les yeux, pendant un instant d’étonnement : je respire encore, je ne convulse pas, je n’étouffe pas, mes yeux ne révulsent pas. Je renifle la neige fraiche : inodore, comme un nuage cristallisé. Mon corps se met à trembler et je pousse malgré moi des miaulements de terreur qui, par le vent froid, sont étouffés. L’effet dramatique en est amplifié.

Les garçons se chamaillent dans le cadre de porte. L’ainé retient ses deux jeunes frères en larmes, qui luttent pour sortir, en criant mon nom. Je gémis. Ils pleurnichent de plus belle. J’ai toute leur attention. Ce sont des miaulements d’étonnement, et de colère aussi. Pourquoi m’avez-vous caché ce monde étrange? Aussitôt, l’idée que mes pattes casseront, pétrifiées par le froid, m’envahit.

Je fonce telle une comète entre les jambes des garçons, évite de me faire écraser sous un genou qui m’arrache une touffe de poils, et je cours me cacher sous le lit des maitres, au bout de la maison, là où ils ne viendront pas me chercher.

Maints picotements accompagnent ma reddition, tandis que mes oreilles dégèlent doucement. Une torture qui, peut-être, s’apparente à ce que Chanceux endure quand l’eau s’infiltre à nouveau dans ses branchies asséchées, et que la douleur le fait sentir vivant. Si vivant.





Wendy

Maman était enceinte. Les deux jeunes sœurs jouaient dans leur chambre avec leurs poupées et inventaient des situations les mettant elles-mêmes en scène, avec le bébé. Elles l’avaient prénommée Wendy. Dans le jeu. Parce que pour l’instant, il ou elle n’avait pas de nom. Mais elles souhaitaient tant avoir une petite sœur.

Dans leur monde inventé, Wendy marchait et courait, même si c’était un bébé. Elle se faisait comprendre par n’importe qui avec des gémissements, des feulements ou des cris. La petite était même douée de pouvoirs magiques, comme des ongles rétractables, ou la faculté de sauter très loin et très haut. Bébé Wendy voyait dans le noir avec ses yeux bioniques et elle tenait tête aux gangs de rue, dans la ruelle, la nuit tombée.  L’imagination inépuisable des deux jeunes sœurs n’avait d’égale que leur excitation à l’idée d’avoir une nouvelle sœur en laquelle étaient personnifiés tous les possibles.

Lorsqu’un jour, Maman leur annonça qu’elle ne garderait pas le bébé. Elle les fit asseoir sur le lit et leur expliqua en les étreignant que le bébé était à un stade de croissance trop petit pour s’en rendre compte et qu’il disparaitrait sans jamais avoir eu conscience d’exister. Leur père, dans l’entrebâillement de la porte, ne vint pas les rejoindre. Mais il dit :

-       Vous ne voulez pas qu’on reste comme ça ? On est bien comme ça. Tout va rester comme ça, tous les quatre ; il n’y a rien qui va changer.

Maman a insisté pour que la famille l’accompagne à l’hôpital. Elle a tenu à expliquer l’avortement en détails à ses filles de 4 et 6 ans, car elle pensait qu’elles étaient assez matures pour connaitre la vérité. Par ailleurs, l’histoire ne dit pas si la mère, pensant bien faire, a eu une pointe d’amertume en voyant le cœur et le visage de ses filles se liquéfier pendant qu’elle parlait.

Ses enfants, écoutant solennellement, étaient bien plus affolées par l’idée que cela aurait pu être leur sort, à elles aussi, avant leur naissance ; qu’elles n’étaient concernées par le destin du foetus. Comme Wendy, elles auraient pu mourir avant leur naissance et ne jamais s’en apercevoir. Cette pensée les tétanisait. Elles démonisèrent leur mère et se mirent à imaginer qu’elle pourrait se débarrasser d’elles sur un oui ou un non ; qu’elle avait droit de vie ou de mort sur elles.

L’une et l’autre s’épanchaient en larmes dans la salle d’attente de l’hôpital. Leur père, protecteur, ramenait une couverture sur leurs petites jambes repliées, en essayant de les calmer :
-       Soyez pas inquiètes, les filles. C’est une intervention de routine, il n’y a aucune raison de s’inquiéter. Tout va revenir à la normale. Maman va venir vous border ce soir dans votre lit, comme d’habitude.

Rien pour les rassurer.

Le soir-même, effectivement, depuis la pénombre de la chambre elles virent la silhouette de leur mère dans l’encadrement de la porte. L’ombre disparut. Elle était entrée sans ouvrir la lumière et sans faire de bruit. Elle s’accroupit tout près, entre les deux lits, car elles entendirent ses genoux craquer et le tissu froisser. Un gémissement se fit entendre. Aigu, plaintif, interrogatif. Instinctivement les deux sœurs eurent la même pensée : leur mère apportait le corps tuméfié du bébé auprès d’elles pour les terrifier, c’était évident.  Fermant les yeux et retenant leur souffle, les fillettes ne s’aperçurent pas tout de suite que leur mère avait allumé la lampe de chevet et qu’elle souriait. Son sourire n’avait rien de sardonique, ni de méchant. Bien au contraire. C’était de la complicité qui brillait au fond de ses yeux, et même de la fierté.

L’ainée fut la première à oser jeter un regard par dessus son édredon jusqu’à terre et son hurlement suraigu transperça la chambre. Elle éclata en sanglot dans ses mains, de façon assez théâtrale, puis cria :
-       Maman ! Oh, Maman !


Était-ce une mauvaise blague ? Ce n’était pas un avortement, mais bien un accouchement? Le bébé serait-il réellement là, couché par terre, et bien vivant? Un petit cri étouffé, encore une fois, en provenance de la moquette. Et à présent, la plus jeune s’en rendait compte avec stupeur, c’était bien évidemment un « miaou ».



Rite de passage

Le décompte est commencé. Vers ma mort, ou mon triomphe. Toute ma famille est là. J’ai le meilleur point de vue. Il y a du trafic sur la route. Beaucoup de trafic. Je suis de caractère orgueilleux. Le temps s’écoule trop vite. Il faut y aller.

Je me connecte sur le vent. Son intensité, sa densité. Sur la route il n’est pas le même. Il faut faire un choix. Ma mère piaule de ne pas le faire. La société me dit Go, go, go.

Parce que les fantômes de tous ceux qui ont péri en tentant cette manœuvre imprègnent les lieux. À cause du poids des exploits qui ont donné leur nom à d’autres tronçons de routes. Parce que le goût du risque est plus fort que tout. Pour gagner le respect de tous. Et surtout pour la dose d’adrénaline. Je le ferai.

L’instinct me dit que j’ai une chance sur deux de réussir. Une chance sur quatre d’impressionner. Une chance sur dix devant les roues. Aucune chance, à cette vitesse, de passer en dessous.

Certains disent que c’est plus spectaculaire de passer devant les roues. Je ne suis pas d’accord. En tout cas pas aujourd’hui. Pas pour ma première fois. Pas ici.

Je me sens d’attaque pour un camion. Oui, pour un camion, à cette vitesse. J’ai un plan pour épater la galerie. Je vais passer devant le nez, en montant devant le pare-brise. Le recul rend la manœuvre sécuritaire. En bonus, je pourrai voir le regard du camionneur. Il ne sera pas affolé. Ça va me porter chance.

Les doigts bien ancrés, les jambes actives, le buste gonflé, incliné vers l’avant, les ailes souples, le cou bien droit, la tête mobile, je me concentre. Les feuilles bruissent et des curieux s’approchent. Les exclamations et les paris fusent discrètement des arbres aux alentours. Le vrombissement menaçant des voitures fonçant sur le bitume avale les insectes qui traversent.

Il est là, je l’ai vu, c’est le mien. Citerne filant à une vitesse fixe. Depuis assez longtemps et à une allure assez rapide pour que je puisse m’y fier. Il y a une distance moyenne entre lui et la voiture qui le précède; aucun véhicule en parallèle sur l’autre voie. Le vent se dissipe, le silence complet se fait. Pour un instant. Tout semble s’arrêter. Ça y est j’y vais.


Je prends mon élan et je m’élance devant le monstre, en battant des ailes de toutes mes forces, le plus vite possible. C’est le sprint de ma vie, mes sens sont en effervescence. Je file dans un corridor invisible, calculé. Le défi s’intensifie plus on se colle au véhicule. Car on ne contrôle pas tout. Il faut rester souple. Je suis aspiré par le camion, mais une onde me propulse aussi. Pousse! J’évite de justesse le bijou de capot, omg. Je ne vois pas les yeux du conducteur. Il est en train de texter.  Je passe à un poil de m’éventrer sur l’antenne radio.

Ça y est j’ai réussi. Je l’ai eu. Je ralentis mon vol, cherche une branche élégante pour amortir, apercevant du coin de l’oeil les lumières rouges à l’arrière du colosse s’allumer. Les autres voitures le rattrapent et le dépassent.

Le conducteur lève les yeux. Les rebaisse.
Il texte : « Failli frapper une corneille ! »


Photo: www.leblogueauto.ca

Les roux


Avez-vous déjà essayé d’associer les quidams dans l’autobus à des personnages fantastiques ? C’est amusant. Par exemple, cette bonnefemme rondelette aux joues heureuses et au rire franc est une gnomette. Ce jeune éphèbe bien sapé, grand et svelte… un elfe. La jolie jeune femme proprette, aux cheveux parfaits, est bien sûr une princesse. Et lui, le métalleux aux cheveux longs avec un massacre sur son t-shirt et des crânes tatoués sur les bras : un mage.

Maintenant, faites la même chose avec vos proches et un animal.

Il a été prouvé, pour le bien de cette histoire, que chaque être humain a un ascendant animal dont la nature lui colle à la peau. Il est conseillé à chaque personne de consulter un zoologue pour en avoir le cœur net. Une fois votre ascendant identifié, la partie la plus difficile, c’est d’adapter sa vie d’humain afin de la calquer sur l’existence de l’animal, ou de l’insecte, qui vous correspond. Cela afin d’atteindre la plénitude.

Certains sont des oiseaux migrateurs qui voyagent régulièrement, mais toujours avec les mêmes repères. D’autres vivront très longtemps sur le même territoire, à refaire des tâches routinières, comme les lapins. Les ouvriers brainwashés par la culture de masse, qui ruminent leurs frustrations, sont des bovins. Ceux-ci doivent donner du lait : ils sont donc généreux avec leur proches pour se sentir bien. Les requins, ils existent vraiment. Ce sont des êtres sans scrupules. Les mères-poule couvent leur enfant ; elles sont heureuses en groupe à jacasser sans cesse. Les girafes regardent tous les autres de haut, mais sont assez tendres entre elles.

Dès qu’on a accepté son ascendant animal, tout semble plus facile…

Sauf quand on est roux.

Les individus aux cheveux orange sont automatiquement associés au renard roux, et ce dès l’enfance. On les dit rusés. Discrets. Curieux. Solitaires. Nocturnes. Beaux. Mais en réalité, la plupart des roux ont un autre ascendant.

Imaginez un homme roux qui soit ascendant belette. Tout va bien, ce n’est pas très loin du renard. Il fréquente les boîtes de nuit. Et plusieurs femmes simultanément. Attention, jeunes midinettes : malgré son air mignon et sa petite taille, il pourrait s’agit d’une proie redoutable pour une souris ou une musaraigne ! En période d’abondance, il paraît que la belette n’avale que le cerveau et le sang de ses proies avant de les laisser pour mortes. C’est dire, petites écervelées, à quel point vous frapperiez un mur. Mais point de frousse nécessaire, car un roux ascendant belette, c’est impossible.

La rousseur est inscrite dans l’ADN. Selon la croyance populaire, une batterie de différences sépare les roux des autres. Citons-en quelques-unes, au hasard. Leurs battements cardiaques sont plus lents. Leur sueur n’a pas la même formule chimique. Leurs dents ne sont pas du même émail. Les ondes qu’ils émettent contiennent une plus grande proportion de thêta. Sans parler de la tonalité de leur voix, qui est en quart de tons.

En réalité, inutile de chercher l’ascendant des rouquins dans une liste de mammifères : ils n’ont rien d’animal. L’influence fantastique qui plane sur eux, s’il en est une, serait plutôt d’ordre spectral, fantomatique, voire vampirique. C’est pourquoi leur peau est pâle. Leurs cheveux, comme tachés de sang. Si le soleil leur brûle l’épiderme, c’est à cause de leur ascendant ténébreux.

Les roux seraient-ils donc une race à part? Probablement.


Belle


Il n’y a pas que les enfants qui dérivent de famille d’accueil en famille d’accueil : c’est là le triste sort de créatures de toutes sortes. Voici l’histoire de Belle, la petite chienne husky.

Les voitures la rendent malade. En descendant de la voiture de sa jeune maîtresse, dans le stationnement qui sent l’eau salée, elle a couru dégobiller derrière un bateau.

Par contre, elle ne souffre pas de mal de mer ! C’est maintenant qu’elle le réalise, assise sur le pont de l’Espadon 1, la langue au vent. C’est la plus belle journée de sa vie : un soleil frais dans les yeux, l’air salin sur sa gueule, le claquement de la voile, les petites tapes de René ; et tout sent le poisson. 

Sa maîtresse, Laeticia, a ôté sa tunique et se fait bronzer en sous-vêtements. Elle est plus affectueuse avec Belle que d’habitude. La petite chienne husky est excitée, mais prudente sur le bateau, car elle a bien compris qu’une vague pourrait la projeter par dessus bord. Bien qu’elle sache nager, elle n’a pas envie de tomber à l’eau.

Au soleil couchant, Laeticia, avinée, se confie à René. La jeune femme nomade erre de ville en ville et dort dans son auto. Elle est tombée amoureuse de cette petite chienne, qui vivait chez un affreux batteur de femmes qui la maltraitait, et l’a emmenée avec elle. Depuis ce temps, elles quêtent dans la rue. Impossible de chercher un vrai travail : laisser Belle dans la voiture toute une journée, jamais !

«  Même si j’avais un appartement… je trouve ça trop cruel de laisser un chien enfermé. »

En l’écoutant, le marin à la tête blonde bouclée et aux rides joyeuses sert des croquettes à Belle. Autrefois, il avait un chien, explique-t-il, mais celui-ci est mort de vieillesse. Ce compagnon de voile aimait pêcher les poissons et border l’écoute : un vrai loup de mer.  Les croquettes sont restées dans le bateau, mais elles étaient au sec. « Je ne sais pas pourquoi je les ai gardées… sans doute pour aujourd’hui ! ».

-       - C’est bon, mon beau chien ? intervient-il. Belle se lève la tête, sans arrêter de mâcher, la gueule ouverte, et fait bouger sa queue en guise d’affirmation.

-       - C’est une femelle, dit sa maitresse. Il faut que je m’en débarrasse. Elle serait bien, ici! Je ne l’ai jamais vue aussi épanouie. Avec moi, en auto, elle est toujours malade.

-       - Evelyne serait contente…», songe-t-il tout haut.

C’est ainsi que René adopte Belle. La petite chienne husky n'a pas un an, et le gentil marin est son troisième maître.

La mer est calme maintenant. Le bateau est immobile sous les étoiles. La marina brille non loin. Laeticia prend son foulard rouge et le noue autour du cou de Belle.  Elle pleure. Très mignonne avec son nouveau foulard, Belle la console en lui léchant les mains. Bouleversée, elle se roule en boule aux pieds de sa maitresse et s’endort, bercée par la houle douce, se sentant aimée d’une façon unique.

Hm, ça sent le bacon. Belle se réveille. Aucun souvenir du voyage en auto et c’est tant mieux. Elle est enfermée dans une petite pièce. Tiens, il y a du papier journal au sol, comme dans son ancienne maison. Là où son maître lui criait dessus et la ruait de coups. Décidément, ce n’est pas de bon augure. L’angoisse la prend aux tripes. Premier réflexe : uriner sur le plancher. Belle tremble de tout son corps.

Au seuil de la panique, la jeune chienne husky s’approche de la porte et renifle par la fente en dessous. D’un coup, son odorat la propulse dans la cuisine, où des tranches de lard rôtissent dans la poêle. C’est René qui supervise ; elle l’identifie à l’odeur de poisson qui colle à ses pieds. La poubelle est pleine. Il y a aussi une autre odeur… de la merde d’humain?!

Se remémorant la fabuleuse journée passée sur le voilier et les croquettes humides au fumet de poisson, Belle se met à gratter frénétiquement la porte avec sa patte. Le bruit de friture enterre sa tentative. Quelque chose lui serre le cou, mais qu’est-ce que c’est ? Belle explore la pièce dans laquelle se trouve, à la recherche d’une issue. C’est une minuscule chambre de rangement où sont empilées des boîtes de carton, des chaises de patio, une machine à coudre, un grand miroir encadré. En reniflant ce dernier, Belle lève les yeux et reconnait le foulard de Laeticia sur le reflet d’un animal poilu… Laeticia, viens me chercher!

« Wraf ! », échappe-t-elle.

Des pas approchent. La douleur lui revient, ainsi que le sentiment d’avoir fait quelque chose de mal. Elle se fait toute petite et va se tapir le plus loin possible des bruits de pas. Lorsque la porte s’ouvre, elle voudrait disparaître, ne plus exister.

Un homme se tient dans l’embrasure. Ses Crocs sentent les écailles poisseuses et sa tête bouclée rie de bon cœur. Ce rire n’est pas inconnu.

« Ait pas peur, mon beau chien… », dit René de sa voix grave et rassurante. Belle grelotte au fond du tambour, figée par les réminiscences douloureuses. Ce doit être l’odeur du papier journal, souillé par son urine… Elle se revoit bébé, grandir sur ce lit de honte. René se penche et tire Belle par le foulard. La chienne n’a pas de collier. Elle veut aller avec lui, maintenant que les effluves de bacon se sont engouffrées dans son museau et la titillent jusqu’aux oreilles, mais son corps refuse d’avancer, il se braque.

Ses pattes glissent sur le journal, la mini pièce disparaît. La peur aussi. Une maison se dévoile… woah… Une table, un sofa, des armoires, des tapis. Un escalier, des portes. Il y a toutes sortes d’odeurs, vieilles et plus fraîches. Des milliers de choses à découvrir. Belle bat de la queue. « Wou ! », jappe-t-elle, suivant prudemment des pas les pistes olfactives qui courent dans la maison, attentive aux réactions de René.

Elle fait deux pas, elle le regarde, attend son approbation. Fait deux pas, étend le cou, jette une œillade à l’homme en baissant la tête par soumission. Si elle s’aperçoit qu’elle s’éloigne trop vite, elle revient vers lui, guette un geste encourageant de sa part, puis y retourne. Tiens, encore cette odeur de caca, assez frais  d’ailleurs. Ça vient de plus haut… Oh !

Des doigts potelés de bébé ont empoigné sa truffe et lui tirent les moustaches. Aïe ! Elle s’ébroue, soudainement très animée. On dirait que les grands yeux bleus de l’enfant l’appellent. Cette face potelée et rubiconde est croquable. Et quels gazouillis, mes amis ! Le bambin n’a rien à envier aux chiots, il sait geindre comme pas un.

« C’est une fille », dit René. « Elle s’appelle Belle ».

Sur le coup, Belle interprète que le bébé s’appelle Belle, comme elle.

Evelyne et Belle ont toutes les deux dix mois. Elles grandissent vite. Aucune des deux n’est propre. Ça s’en vient, faut lui laisser le temps. La vie va bon train dans la maison. On fait fumer le poisson et Belle a droit à son morceau de chair. Délicieux. Evelyne se déplace à quatre pattes, comme elle. Bien que la petite lui tire souvent la queue et les moustaches, elles s’adorent.

Douze mois : Evelyne s’agrippe à l’épaisse fourrure de Belle pour se tenir debout, elle s’amarre à son foulard rouge en riant de bon coeur. La chienne a presque atteint sa taille adulte et voit maintenant par dessus les tables. Elle est plus massive que tous les chiens du quartier, même les mâles. Pourtant, malgré son allure imposante, tous les hommes lui donnent la frousse. Et dès que René hausse le ton, elle ne peut plus contrôler ses sphincters. Il se fâche alors encore plus, et Belle est malheureuse quand ça arrive. Elle aimerait pouvoir ramasser ses pipis elle-même…

« Belle » : le premier mot d’Evelyne.

Au fil des semaines, la petite grandit vite. Elle marche et sait se faire comprendre. Bébé bruyant, tapageur, exigeant l’entière attention de son géniteur, elle aspire tout autour d’elle comme un noyau aimanté. Belle se tient devant la porte, mais René ne sort plus pour lui lancer la balle. Encore moins pour la promener dans le bois. Il semble avoir abdiqué : Belle fait tous ses besoins sur la gazette, en dedans. Des fois, elle reste enfermée des jours dans sa pièce. Ça la rend triste.

Affamée et voulant se distraire, Belle réussit à ouvrir la porte en manoeuvrant la poignée avec sa patte. Elle profite de sa liberté dans la maison et de l’absence de son maitre pour gruger les pattes avant du divan. Le lendemain, elle vide un sac de fèves sur le tapis et déchiquète soigneusement le plastique, à défaut de pouvoir se mettre autre chose sous la dent. Silence partout. Il n’y a personne pour la chicaner. René et Evelyne l’ont abandonnée.

Le bruit de moteur, le gravier qui craque sous les pneus et le claquement familier de la porte de la Jeep qui se referme sortent Belle d’un sommeil de plomb. La chienne husky, lourdement avachie sur le lit de son maître, ne bouge pas. Sur l’édredon, autour d’elle, il y a des restes d’aliments chipés dans les armoires et des emballages mordillés. Dans le salon, il y a un besoin en plein centre du tapis.

Elle sait qu’elle est allée trop loin. Mais elle était certaine d’avoir été abandonnée pour toujours, seule dans cette maison. Et voilà que le maitre revient ! Que faire ?!

René monte l’escalier, ouvre la porte de sa chambre, tombe face à face avec cet affreux tableau. Le chien est couché sur son lit et on dirait qu’il y a vidé la poubelle.

« Belle ! », souffle-t-il en laissant tomber ses bagages. Puis, son visage se crispe et il fond en larmes dans le cadre de porte. Il avance péniblement et s’assoit sur le lit, ignorant les déchets qui lui tachent le pantalon, qui tombent sur le tapis. Secoué par de gros sanglots, son visage enfoui dans la fourrure épaisse de l’animal, René se vide.

La douleur que ressent la chienne est bien pire que les coups de bâton ou les coups de pied. Son corps est comprimé par le sentiment d’avoir trahi son maître et d’être responsable de sa peine. Honteuse, elle se couche le plus bas possible : elle voudrait s’enfouir dans le matelas.

Belle ne voit pas bébé Evelyne. Où est-elle ? La chienne tourne en rond, dans l’ancien coin à jouets de la petite. « Par-ti », articule le père, défait. « Partie vivre chez sa grand-mère. » Puis il tape sur sa cuisse. « Viens ! » Belle trépigne, reçoit des caresses et écoute.

« Tu sais ce que ça veut dire ça, mon beau chien ? On va pouvoir retourner sur l’Espadon. Aimerais-tu ça, faire un beau tour de bateau ? »

Oh ! En bateau ! Oui !

Le soleil et la chaleur ont rincé leurs pleurs salés. Ils sont redevenus amis, pour une journée.

Le lendemain, René emmène Belle chez un ami, qui a une ferme. Elle vomi sur l’herbe en sortant du camion. Il y a une chèvre, un cheval, une vache et trois chats qui la regardent. Un husky dans cette ménagerie, pourquoi pas ? René lui donne une dernière petite tape, puis s’en va.

Après trois années éprouvantes à la ferme Bernard, elle fut vendue en échange de trois sacs de feuilles à un jeune producteur de drogue. Elle passa deux ans avec celui-ci avec la permission de dormir dans son lit, au chaud. L’entourage de son maître l’étourdissait en lui soufflant sur le museau ; parfois son eau goûtait bizarre et il lui semblait que toute la bande riait avec elle. Ce jeune maître perdit la chienne au poker après quelques semaines de cohabitation et elle échoua dans un appartement crade, surpeuplé, dans lequel elle n’avait aucune place pour se coucher et où personne ne s’occupait d’elle.

Des mois plus tard, c’est un monsieur du nom de Bob qui la récupéra. Il avait plusieurs chiens, tous des tarés, qui vivaient dans des conditions exécrables. Un jour, elle réussit par miracle à se sauver… La chienne dormit dans la rue. Parfois, un étranger s’approchait d’elle et, constatant qu’elle portait un foulard au cou, mais pas de collier, l’apprivoisait et l’emmenait chez lui. Jusqu’à ce qu’il se rende à l’évidence qu’un husky, c’est gros et ça prend de la place. Elle a changé de nom tellement de fois, qu’elle ne se reconnaît plus.

Mais cette fillette, elle, l’a reconnue. Comment ? Grâce à son petit foulard !

« Belle ! Belle ! », crie Evelyne, en courant vers l’immense husky sauvage, au grand dam de sa gardienne. Et elle se jette à son cou.

-       On peut la garder ? S’il vous plait ! », supplie l’enfant.
-       Mais non Evelyne, il appartient sûrement à quelqu’un. C’est un bien gros chien pour une petite fille de trois ans comme toi. Voyons donc. Lâche-ça, c’est plein de microbes!»
-       C’est une fille, dit l’enfant. Elle s’appelle Belle. », bredouille-t-elle, sa petite menotte serrant fort le foulard rouge, délavé par les aventures.

Elles ne se sont plus jamais revues.